Marc

Minkowski

Enfant d’un siècle

nomade

Par Jean-Jacques Roth

Fruit d’un étonnant mélange d’origines et de religions, Marc Minkowski est passionné par sa généalogie complexe. Le chef qui dirigera La Juive n’oublie pas la judéité de sa famille paternelle.

Où qu’il dirige, Marc Minkowski a une sépulture, une maison, un cousin pour lui rappeler d’où il vient. Son arbre généalogique évoque un siècle de brassages

entre origines et religions. Le chef français, qui après
Les Huguenots il y a trois ans s’apprête à diriger La Juive dans le cadre d’un triptyque consacré au grand opéra français, ne pourrait mieux incarner le fil rouge de
la saison du Grand Théâtre qu’il inaugure : « Mondes en migrations ».
À Varsovie, où il a longtemps dirigé l’orchestre Sinfonia Varsovia, c’est la famille paternelle, les racines juives. Avec le grand-père Eugène, psychiatre, qui quittera la Pologne pour aller travailler à Zurich, où il rencontrera son épouse, psychiatre elle aussi. Et où le rattachent tous les fils de ses ancêtres paternels, parmi lesquels un mathématicien, Hermann Minkowski, dont un célèbre théorème porte le nom.

Mais c’est à Paris que naîtra le père de Marc Minkowski, Alexandre, grand pédiatre qui introduisit en France les méthodes de néonatologie apprises aux États-Unis. C’est du reste sur un paquebot reliant New York à Paris qu’Alexandre Minkowski fit la rencontre de sa femme, Anne, qui deviendra traductrice d’anglais et d’arabe littéraire.
Par sa mère, Marc Minkowski hérite de racines cosmopolites, dont les origines sont anglo-saxonnes et mitteleuropéennes. Anne était fille d’une éminente violoniste, Edith Wade, dont la vie aura connu d’étonnantes pérégrinations. Vienne mais aussi Genève d’abord, lieux de sa liaison clandestine avec un homme, Edgar Kraus, citoyen tchèque de Bohême, déclaré de confession évangélique sur ses documents officiels.
Sa destinée sera longtemps cachée dans la famille, jusqu’au jour où Marc Minkowski découvrira sa sépulture dans le cimetière de Bagneux, où reposent beaucoup de Juifs parisiens. Par un hasard digne d’un opéra, son caveau est à quelques mètres de celui de sa famille paternelle... Kraus était-il juif ? Mystère encore : toujours est-il que par la lignée maternelle, Marc Minkowski est d’héritage catholique. Vienne, capitale musicale, capitale aussi dans son parcours musical : le musicien a été, tout jeune, bassoniste dans le fameux Clemencic Consort.

Il entendra souvent le maître de toute une génération de jeunes baroqueux, Nikolaus Harnoncourt. Il y reviendra en chef, plus tard, pour se produire au Staatsoper avec son propre ensemble des Musiciens du Louvre, honneur exceptionnel dans une institution où seul l’Orchestre philharmonique a droit de jouer.

À Genève, grand-mère Wade étudiera un temps le violon, remportant au Conservatoire sa médaille de virtuosité. Elle gagnera ensuite Paris puis les États-Unis, où sa carrière la conduira jusqu’au Aeolian Hall, lieu de la création de la Rhapsody in Blue de Gershwin, avant qu’une blessure ne mette fin à sa trajectoire virtuose.

Et puisque rien n’est ordinaire dans cette arborescence familiale, Edith Wade habitait à New York le mythique Dakota Building, édifice néo-gothique sur Central Park où vécurent Leonard Bernstein, Rudolf Noureev ou Lauren Bacall. Et John Lennon, qui fut assassiné au pied de l’immeuble. C’est là que Roman Polanski tourna Rosemary’s Baby. Un bâtiment d’une sombre magie auquel Marc Minkowski dit vouloir rendre hommage un jour par un ouvrage lyrique ou un musical...

Mais après New York, la musicienne revint à Genève où elle finit ses jours, à Chêne-Bougeries. Marc Minkowski, enfant, lui rendait parfois visite. Il se souvient d’avoir assisté avec elle aux funérailles de Stravinski, transmises à la télévision. « Sinon, la Suisse de mon enfance, ce sont des souvenirs en forme de clichés, comme le chocolat Frigor », dit-il. À cette Suisse, pourtant, de nombreux fils le relient, d’hier et d’aujourd’hui. Plusieurs de ses cousins paternels y résident. Et il s’est récemment installé dans une ferme près d’Estavayer-le-Lac, où il partage son temps de liberté avec Paris.

Ce n’est pas rien, cette ferme. « C’est une belle maison, dans un lieu d’une poésie magique. Elle dispose d’une écurie, ce que je recherchais. J’ai toujours eu une passion équestre et je monte de plus en plus, après m’être arrêté pendant une vingtaine d’années où la musique avait tout pris dans ma vie. J’ai souvent assisté aux spectacles de Bartabas, nous avons monté deux ouvrages ensemble à Salzbourg dont un Requiem de Mozart. Il

m’a recommandé deux races de chevaux écossais et anglais, des Shire et des Clydesdale. J’en possède entre 6 et 8 selon les moments. J’ai envie de produire un jour des spectacles musicaux et équestres. »
Cette vaste carte familiale a tout de même son épicentre : Paris, la ville de sa naissance et de ses études, où il n’a cessé de résider même si, dit-il, sa maison la
plus familière a longtemps été sa valise. C’est ici, à son domicile, qu’on le rencontre pour l’entendre dérouler la pelote complexe de son passé. Son appartement occupe d’anciens ateliers au fond d’une cour bien dissimulée,
à deux pas de Pigalle et du Moulin Rouge. Espace protégé chargé de livres, de tapis, de tableaux. Auquel s’ajoute un voisinage de coïncidence, mais qu’on préfère attribuer à un sourire du destin : le logement jouxte l’hôtel où Bizet a composé Carmen et où Fromental Halévy a composé La Juive, à laquelle Marc Minkowski s’attaque pour la première fois.

Ce sombre mélodrame met aux prises un cardinal et un orfèvre juif, Eléazar, sur fond d’antisémitisme, alors que se réunit le concile de Constance de 1414. Le premier a autrefois persécuté le second, en Italie. Dans son exil, Eléazar avait recueilli un bébé qui n’est autre que la fille du premier. C’est Rachel, aujourd’hui jeune femme, qu’un amour interdit pour un prince chrétien conduira sur le bûcher, où elle mourra par la main de son père biologique auquel son identité sera révélée alors que les flammes déjà la consument...

Halévy était comme Meyerbeer descendant de familles juives européennes venues chercher à Paris la « citoyenneté républicaine » octroyée aux Juifs par le décret d’émancipation proclamé par la Révolution en 1791. Son milieu était fortement influencé par l’assimilationnisme d’un Saint-Simon, partisan de l’abolition des frontières entre religions. Le thème de l’opéra s’inscrit toutefois dans un contexte politique inflammable – comme Les Huguenots de Meyerbeer, qui met en scène le massacre des protestants à la Saint- Barthélémy. Les catholiques ultra jugèrent que La Juive était « une insulte à la religion ». Ce qui n’empêcha pas l’ouvrage de connaître un succès colossal pendant des décennies. Ce n’est qu’au tournant du siècle dernier qu’il disparut des scènes, avant de connaître récemment un retour en grâce, à la faveur du regain d’intérêt pour le
« grand opéra à la française » dont il est le titre fondateur.

Marc Minkowski pense-t-il à ses propres racines juives, côté paternel, en dirigeant cet ouvrage en forme d’appel à la tolérance religieuse ? « Un peu, oui. Ces histoires familiales et sentimentales entre Juifs et catholiques me parlent et m’interpellent. Je viens d’un milieu assez politisé où on parlait toujours des problèmes d’Israël. Lorsqu’il y a des événements autour de la religion juive, quelque chose en moi vibre. »

Il enchaîne, et c’est encore un voyage qui surgit : « J’ai eu un choc artistique très fort en Israël l’an dernier, où je me suis retrouvé à faire mes débuts de chef à 58 ans avec l’Orchestre philharmonique d’Israël, qui m’a reçu avec une chaleur et un respect qui m’ont bouleversé. J’ai été accueilli comme un enfant prodigue de retour alors que je ne suis pas vraiment juif. Mais j’ai eu la sensation des racines, d’être un peu parmi les miens. J’avais en tête ma famille polonaise, à l’assimilation aussi qui a été celle de ma famille. »

Toute la vie de Marc Minkowski semble envahie par la quête des origines. Il ne cache pas le travail psychanalytique qui l’a soutenu dans cette entreprise. Ni la passion généalogique qui l’habite, nourrie par les secrets de famille, les déplacements volontaires ou forcés de ses ancêtres, ce besoin sans répit de comprendre d’où l’on vient pour mieux savoir qui l’on est. Il lui faut retrouver les maisons, les jardins, les routes. Il remontera jusqu’aux aïeux pour se réclamer, dans la branche maternelle, d’une lointaine descendance britannique et protestante, à Stratford-upon- Avon, la ville natale de Shakespeare. Il vient d’en découvrir les traces lors d’un séjour estival : les plaques tombales de deux de ces ancêtres font face à la sépulture du dramaturge dans la Holy Trinity Church.


À propos de ce brouhaha de racines religieuses, juives, catholiques, protestantes, Marc Minkowski parle d’une diversité « confuse mais nourrissante ». Il lui semble que le kaléidoscope de ses albums de famille est la cause de son allergie aux étiquettes. C’est en franc-tireur qu’il a conquis
sa place de chef, sans passer par les étapes obligées des conservatoires et des concours pour établir son style, marqué par l’éclectisme des répertoires. « Je suis un chef peu orthodoxe, et longtemps c’est à l’étranger qu’on m’invitait. » Après avoir été mis en selle par le tourbillon baroque des années 90, enregistrant à tour de bras Purcell, Lully, Rameau, puis Haendel et Mozart, avant d’aborder les romantiques et quelques œuvres du 20e siècle.
Retrouver ses racines, c’est l’espoir d’assurer son ancrage. Mais découvrir le nomadisme perpétuel de ses ancêtres, c’est aussi être emporté dans un manège d’identités, au risque de perdre la tête.

À l’abord de la soixantaine, il tente aujourd’hui de calmer l’agenda de ses déplacements. « Ce nomadisme me plaît et me fatigue en même temps. Je suis un pur produit parisien par mon éducation, mais les grandes villes m’épuisent.

J’ai envie de nature, de méditation, de respiration, de fuir un peu... C’est pour ça que je me rapproche de la Suisse où le sentiment de nature est aux portes des villes, comme à Genève. »

Mais comment concilier ce désir de paix avec la fougue qui a toujours distingué cet interprète et entrepreneur musical, qui a fondé son ensemble des Musiciens du Louvre en autodidacte à l’âge de 19 ans ? « Mon obsession est de ne jamais être gagné par la routine, d’être de plus en plus juste, peut-être quelques fois plus économe. L’énergie fait partie de mon langage comme du langage de tous les compositeurs que je dirige. En même temps, je réfléchis aujourd’hui davantage. Je travaille sur plusieurs formes de spiritualité, nécessaires dans le tourbillon où l’on est. Je viens de reprendre Platée de Rameau à l’Opéra de Paris, un opéra que j’ai dirigé depuis 1989. Je pense ne l’avoir jamais aussi bien dirigé qu’aujourd’hui. Le cadeau, quand on est chef, c’est qu’on gagne en maturité avec le temps. Même si je reste un éternel enfant. Mais il y a ce besoin de s’élever... La musique est toujours une histoire d’élévation et de sublimation. »

© Georges Gobet / AFP